LA femme et les enfants de Roland Fournier, désormais fixés en Corse, au village de Santa Lucia di Moriano, sur la côte est, étaient l’objet d’une surveillance aussi serrée, mais plus facile, que celle qui s’exerçait sur Jeanne. Elle se relâcha également au bout de six mois, ni les enfants ni leur mère n’ayant plus la possibilité de prononcer les mots d’alerte. Pour la femme de Roland, il n’y avait pas de mystère : son mari était mort. Son violent chagrin s’était rapidement calmé. Elle touchait une pension d’un montant trop élevé, mais qu’elle croyait normal. Elle fit la connaissance, en juillet 1957, d’un pharmacien de Bastia, Dominique Cateri, en vacances à Moriano. Il était veuf, et riche. Il avait une cinquantaine d’années et une calvitie que le soleil bronzait. Il était chargé de l’exécution d’un plan qui la concernait, en liaison avec la Maffia italienne avec laquelle il avait déjà fait plusieurs bonnes affaires à Marseille et à Paris.

Le 17 juillet, en fin d’après-midi, elle se rendit dans le studio que Cateri avait loué près de la plage pour les vacances et coucha avec lui pour la première fois. Elle fut très heureuse. Ce plaisir lui manquait beaucoup depuis la mort de Roland.

 

Quand elle revint chercher ses enfants qu’elle avait laissés jouant au bord de la mer, on lui apprit qu’ils étaient partis en promenade sur un gros canot à moteur tout rouge, superbe, avec « des amis ». On ne revit jamais le canot ni les enfants.

Elle épuisa son nouveau chagrin et épousa le pharmacien, qui était devenu amoureux de sa joie en amour. Jeanne, au cours de son enquête, la vit à Bastia en 1967 trônant à la caisse de la pharmacie. Elle était de nouveau veuve, elle avait beaucoup grossi. Elle portait un gros diamant à l’annulaire de la main gauche, par-dessus ses deux alliances. Son caractère s’était adouci.

Le feu…

Il apparaissait à chaque tournant de cette histoire. Jeanne le rencontra pour la quatrième fois grâce à une lecture que fit son mari. Celui-ci, revenant de Téhéran où il avait été appelé en consultation, lisait dans l’avion le dernier numéro d’une revue médicale anglaise, The Lancet. Trois pages consacrées à Shri Bahanba, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, rappelaient les circonstances dramatiques de celle-ci, et les travaux et les mérites du grand savant indien.

Paul Corbet fut frappé par la ressemblance de l’incendie de Bombay avec celui de Villejuif, et par la parenté des travaux de Bahanba avec ceux de Hamblain et de son équipe.

Quand il arriva à Paris, Jeanne était repartie une fois de plus, et il dut attendre son retour pour lui communiquer l’article du Lancet. Elle cherchait, à cette époque, à s’introduire dans les milieux américains informés des travaux de préparation de la guerre bactériologique. Elle savait, comme tout le monde que, dans le monde entier, les laboratoires militaires préparent une Apocalypse auprès de laquelle la guerre atomique totale ferait l’effet d’une partie de bridge. Elle avait cherché à Paris, à Londres, à Munich, à Milan, à Zurich, sans rien trouver qui pût se rattacher aux événements de Villejuif. Elle avait eu par un agent français revenu de Varsovie des informations sur ce qui se passait dans les laboratoires soviétiques. Rien de plus, semblait-il, qu’en Europe, sauf peut-être pour les quantités. Bien que la quantité, dans ce domaine, comptât pour peu de chose : un demi-litre de poison sécrété par le bacille botulique, par exemple, suffirait à faire périr l’humanité entière dans les affres raffinées de la paralysie respiratoire, toute l’humanité noyée dans l’air, après avoir vomi et répandu ses tripes en diarrhées de sang. Or ce n’était pas par demi-litres mais par hectolitres que le poison existait depuis longtemps, prêt à servir, dans tous les arsenaux. Il n’y avait là rien de nouveau. Aux États-Unis, peut-être…

À Washington, à Denver, à Houston, même à New York, Jeanne enquêta, toujours sur ses gardes, mais sans se cacher. Le petit noyau de gens très sérieux qui travaillaient à la guerre chimique et bactériologique était enveloppé d’un nuage d’espions et de contre-espions tourbillonnant comme des moustiques au-dessus d’un étang. Jeanne entra en rapport avec les uns et les autres, faisant savoir clairement qu’elle cherchait, non des secrets, mais un homme. Elle rencontra des savants, des escrocs et des crapules, des imaginatifs délirants et de petites larves puantes prêtes à inventer n’importe quelle information extravagante pour la vendre aux enchères. Le mélange de nouvelles sensationnelles et contradictoires créait une confusion qui constituait la défense la plus efficace des secrets, s’il y en avait. Jeanne connut peu à peu la plupart des hommes de « renseignement » qui grouillaient autour du Pentagone et de ses annexes, et qui se connaissaient tous entre eux. Elle ne leur faisait pas concurrence, elle n’était pas dangereuse, et elle avait le chèque facile. Ils lui disaient volontiers ce qu’ils savaient, et inventaient ce qu’ils ne savaient pas, pourvu qu’elle payât. Mais parce qu’elle recevait des informations de tous les bords elle se rendit compte que cette activité de fourmis aveugles était futile et grotesque, que tous ces agents et contre-agents ne faisaient que jouer entre eux, se renvoyant et se disputant des fétus de paille et des haillons, aucun d’eux ne sachant rien de plus que ce que tout le monde pouvait savoir.

Une fois encore elle rentra à Paris, épuisée, en proie à une hépatite virale contractée au cours d’une série de piqûres de calcium vitaminé, destinées à l’aider à tenir le coup. Pendant qu’elle se soignait elle eut tout le temps de méditer sur l’article du Lancet, et sur ce qu’il révélait de commun entre les travaux des laboratoires de Bombay et de Villejuif. Dès qu’elle put reprendre son activité, elle alla consulter les collections du Figaro et de France-Soir pour comparer les détails de l’incendie de Villejuif avec celui de Bombay. Mais les journaux français étaient extrêmement succincts dans leurs comptes rendus. Il lui fut seulement confirmé qu’à Paris comme à Bombay on n’avait retrouvé aucun survivant. Mais on ne parlait pas non plus de cadavres.

Ce fut en feuilletant les collections qu’elle trouva ce qu’elle ne cherchait pas : la photo de Nehru en visite à Paris vingt jours avant l’explosion de Villejuif. L’article du Lancet disait que le « regretté Bahanba » était un ami personnel du Premier ministre de l’Inde…

Jeanne ne voyait pas quelle signification elle pouvait tirer de ce qui n’était peut-être qu’une coïncidence, mais elle était décidée à aller au fond de toutes les coïncidences, de toutes les apparences, de tous les faux-semblants, jusqu’à ce qu’elle trouvât quelque chose qui ne fût enfin ni faux ni semblant.

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